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4. L’interrelationnel
4.1. Héros sur mesure ou pré-tirés ?
Avant d’entamer une partie de jeu de rôle, il y a toujours deux possibilités quant à la création du héros : la plus appréciée est celle personnalisée, où le joueur créé, étape par étape, son personnage selon ses envies. Cette méthode convient aux campagnes de longue durée qui comprennent plusieurs scénarios et s’étendent sur plusieurs séances. Les personnages auront le temps d’évoluer, de se construire un passé glorieux, ils deviendront influents, célèbres… Ou, au contraire, ils s’aviliront, seront craints de tous et sèmeront la terreur.
Une seconde méthode existe, plus appropriée aux scénarios de courte durée, aussi appelés « one shot ». Les personnages y vivront une aventure brève mais intense et n’auront pas l’opportunité d’approfondir les à-côtés, comme la réputation ou la gloire sur le long terme. Il s’agit alors de proposer aux joueurs des rôles créés à l’avance. Ces derniers sont dits pré-créés ou pré-tirés ; expression qui s’explique historiquement par le fait que les caractéristiques des PJ étaient autrefois souvent tirées au hasard (c’est le cas de Donjons & Dragons, Warhammer… et Défis Fantastiques, qui propose entre autres un mode de création aléatoire).
La fiche de personnage est un élément qui peut vous paraître anodin, ou secondaire. Il n’en est rien ! Bien préparée, cet outil peut contenir bien d’autres informations que de rébarbatives statistiques : cette feuille de papier est l’interface qui va permettre au scénariste d’informer le joueur sur l’art et la manière d’interpréter son rôle. On pourra aussi y trouver des rappels de règles, spécifiques à leurs aptitudes respectives. Comme c’est le cas ici avec Cybèle, prêtresse des tempêtes, pour laquelle j’ai inséré un encart sur le combat à distance. Ces précautions doivent permettre au joueur, d’une part, d’accéder rapidement à l’information sans introduire de temps mort dans son roleplay, et au Meneur de jeu, d’autre part, de conserver ses livres près de lui un maximum de temps.
4.2. Interactions entre PJ et PNJ
4.2.1. Personnages connus
Pour Pirates à la Dérive, j’ai choisi l’option des pré-tirés. Choix qui n’était pas du tout anodin. Outre le fait que la campagne prévue serait de courte durée (environ 12 heures de jeu, divisibles en séances de 3 ou 4 heures), les pré-tirés confèrent l’avantage de pouvoir être directement rattachés à l’intrigue, et ce de manière cohérente, selon les besoins du conteur. Leur histoire personnelle (résumée sur leur Feuille d’Aventure) prend place au sein de l’histoire du navire et de son équipage. Cela permet aux joueurs de démarrer sur des bases identiques, à partir d’un passé commun que chacun peut évoquer. La petite introduction narrative plonge d’ailleurs les joueurs dans ce passé partagé. Le Héros y est lié avec les autres pirates, ses relations avec le capitaine, les mutins et les autres Héros sont prédéfinies de sorte que les interactions sont censées reposer, du moins dans un premier temps, sur une douce logique inhérente au passé commun. Toutefois, je désirais préserver la liberté du joueur quant aux initiatives de son Héros, me contentant d’orienter cette liberté vers l’une ou l’autre alternative logique. Le joueur de Pirates à la Dérive dispose donc de repères devant lui permettre de trouver sa place parmi la foule balzacienne des actants. Celui-ci n’en reste pas moins libre de faire évoluer les interactions selon son gré et celui du conteur, cela dit, cette évolution se fera à partir d’une base clairement établie.
Dans un second temps, les Héros sont censés découvrir les faces cachées de certains PNJ, détails qui, jusqu’à présent, ont toujours induit chez mes joueurs un changement d’attitude à leur égard. Ces nouvelles données gagnant à être introduites au compte-goûtes en cours de jeu, selon que les PJ investiguent ou pas sur leurs compatriotes. L’enjeu est d’arriver à ce que les joueurs soient suffisamment en confiance pour que la surprise fonctionne et que le doute s’installe. Car, si leurs personnages sont effectivement dans cette position de confiance, les interprétants, eux, seront plus rapidement enclins à se méfier et à chercher la confrontation avec les PNJ suspects, plutôt que de passer par une série d’états d’âmes et de dilemmes tortueux… (cf. 3.4.1.).
4.2.2. PNJ inconnus
En revanche, la liberté paraît totale – ou presque – dès qu’il s’agit de mettre en scène un nouveau protagoniste. C’est-à-dire un personnage dont on n’avait pas parlé jusqu’alors. C’est le cas des femmes-médecines. Envers lesquelles les Héros pourront se montrer hostiles, amicaux, indifférents… Mais à mon sens, une réaction ne se produit jamais sans raison : s’ils se montrent hostiles, c’est qu’ils pensent agir en « bons » pirates, pillant tout sur leur passage, et s’ils se montrent amicaux, c’est qu’ils ont peut-être senti une puissance intimidante émanée des inconnues. Le choix de l’interaction est certes laissé à l’appréciation des joueurs, mais il pourra très souvent être orienté par le contexte, sciemment préparé par le scénariste.
4.2.3. Connus et inconnus
La situation devient encore plus intéressante lorsque les Héros sont amenés à rencontrer un inconnu accompagné d’un protagoniste connu ! Les relations qu’ils ont pu entretenir avec ledit familier devant déterminer la façon dont ils auront tendance à se comporter avec l’inconnu qui l’accompagne. D’où l’importance de poser ce background relationnel, qui devra permettre aux joueurs d’effectuer des choix libres sur base d’éléments communs et logiques. Dans certains cas, tous les personnages n’auront pas nécessairement accès aux mêmes informations sur les protagonistes. Il suffit qu’un des Héros sache quelque chose que les autres ignorent pour que les interactions se nuancent. On peut alors assister à des messes-basses, des cachotteries, etc., mises en scène par le conteur sous forme d’apartés.
4.2.4. Echelles d’humeur et d’attitude
Certains jeux proposent de réglementer les attitudes entre personnages, ou entre personnages et monstres. Dans Défis Fantastiques, les créatures sont classées notamment selon leur attitude qu’ils adoptent par défaut lors d’une rencontre avec un Héros. Cette attitude peut être Amicale, Neutre, Inamicale ou Hostile. Ce mécanisme peut paraître quelque peu désuet, et nombreux sont les MJ qui préféreront ne pas y avoir recours, laissant la part belle au sacrosaint roleplay. Cependant, il s’avère très commode quand il s’agit de jouer sur les changements d’humeurs au cours d’un interrogatoire, d’une joute verbale ou d’une entrevue diplomatique, par exemple. Le jeu de rôle Le Trône de Fer prévoit qu’on puisse s’attaquer socialement, les personnages étant dotés d’une Défense d’intrigue et leur humeur étant graduée selon une échelle précise. Quand une attaque porte, l’humeur de l’adversaire change. Ce type de règles instaure des garde-fous et oblige le MJ comme le PJ à nuancer correctement leurs attitudes en fonction des actions effectuées et évitent les réactions trop arbitraires, sources de dérives.
Dans Défis Fantastiques, la formule magique AMI permet au sorcier de modifier d’un cran vers Amical l’attitude d’une cible. Si l’être est hostile, il passera à Inamicale, et non pas à Neutre ou Amical. Alors que si le MJ laissait libre cours à son interprétation, rien ne lui interdirait de considérer que la formule rend automatiquement la cible amicale. Quel que soit le jeu, je vous recommande d’utiliser ces échelles d’attitude et d’humeur quand les règles vous le proposent, afin de garantir une cohérence relationnelle impartiale entre intervenants.
4.3. Du rôle à l’interprétation
Ce n’est pas tout d’avoir choyé ses personnages. Encore faut-il s’assurer que leur prise en main sera facile et cohérente pour les joueurs qui interpréteront leurs rôles. Ne perdons pas de vue qu’écrire un scénario de jeu de rôle, c’est fournir un mode d’emploi. Et si ce dernier s’adresse essentiellement au Meneur de jeu, le texte ne doit pas pour autant être avar de commentaires à l’attention des joueurs.
Deux ans après la publication de Pirates à la Dérive, je m’aperçois encore de failles dans la manière dont j’ai introduit les personnages. Je croyais avoir pensé à tout : un visuel, un descriptif psychologique et historique, une histoire approfondie des PNJ importants, et enfin, quelques lignes sur chaque autre membre de l’équipage (même le plus insignifiant). Le tout couronné par une introduction narrative mettant en scène leur passé commun, centrée sur la mutinerie. Justement, tout le problème est là.
4.3.1. Distinguer joueur et personnage (spoiler)
Je crois avoir commis l’erreur de plonger les Héros trop intensivement dans un présent immanent et exclusif. Et le petit background qui figure sur leur Feuille d’aventure est généralement assez vite oublié au profit des événements accaparants qui s’enchaînent. Ce qui, pour ma part du moins, m’a posé systématiquement le même problème à un moment critique de la narration : après avoir percé le secret du capitaine, les Héros commencent à le voir sous un autre angle, mais cet angle est contaminé par le ressenti global des joueurs. Pris dans une dynamique que j’aurai décidément voulue trop uniforme, mes joueurs réagissent en fonction de leurs déductions propres, en dépit des backgrounds respectifs de leur personnage, pourtant bien établis et résumés sur leur fiche. Peut-être ces indications ont-elles été trop discrètes, ou mal connectées à la trame ? Ou peut-être que les joueurs préfèrent aller à l’essentiel, au lieu de s’encombrer de réactions nuancées qui ralentirait le déroulement « attendu » de l’intrigue ?
Exemple. Les Héros dénommés Loren et Cybèle vivent à bord de La Dérive depuis leur naissance, et ils ont été élevés par le capitaine et ses vétérans. À propos du capitaine, ils ne peuvent avoir le même ressenti que Raie mentale, mage de bord ayant gravi les échelons jusqu’à devenir second du capitaine, ou que Nolwenn, arrivée à bord il y a à peine deux ou trois ans. Or, à cause de ces effets de groupe et d’immédiateté, ces différences s’oublient et l’évidence d’une réaction unique validée par le groupe s’impose.
Cela m’a appris que le scénario doit trancher clairement entre espérer des PJ qu’ils soient soudés et induire entre eux des différences d’opinion. Le mélange des deux relève de l’exercice de style, et je n’avais pas alors le recul nécessaire pour l’amener efficacement. Les playtests en amont ayant surtout servi à mettre la mécanique de l’intrigue à l’épreuve, et non l’interprétation des personnages. Bien sûr, il appartient au Meneur de jeu d’endosser le rôle du chef d’orchestre qui accompagne ses joueurs dans la juste interprétation des rôles. Mais cela ne doit pas se faire au détriment de leur liberté d’action, sinon ils seraient comme les acteurs d’un film : suivant le script sous la houlette du metteur en scène. Or, les joueurs ne « suivent » pas un scénario, ils en sont à la fois acteurs et co-narrateurs.
Chaque fois que le Meneur de jeu attend d’eux qu’ils « suivent » un modèle ou réagissent selon une logique inhérente à la trame écrite, il risque, s’il ne sait comme réagir, de voir son scénario s’effondrer comme un château de cartes, ou bien, s’il corrige ses joueurs, de brimer leur spontanéité et de les retrancher dans une interprétation toujours plus difficile à prendre en main à mesure que les possibilités de réaction se restreignent pour leur personnage. En revanche, si le joueur intègre dès le départ toute la complexité de son rôle, il sera à même de l’interpréter à son plein potentiel tout en agissant spontanément. Le Meneur de jeu n’aura dans ce cas, en principe, pas besoin de rectifier ses réactions pendant la narration. Pour en arriver à ce résultat, il faut donc que le texte interpelle aussi bien le joueur que le Meneur de jeu.
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Je suis actuellement en train d’écrire la suite du scénario, Ruines de Sang. D’autres articles viendront en renfort, traitant notamment du playtest, des rôles féminins (en parallèle au relationnel) et du final. J’aurai également le plaisir d’interviewer Jidus, l’illustrateur de Pirates à la Dérive.