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3. Les personnages
Pirates à la Dérive est un scénario avant tout basé sur ses personnages, et les interactions susceptibles de survenir entre eux. Aussi, était-il important de les décrire un par un, ne fut-ce que par quelques lignes. Mais la description n’est pas une fin en soi, il faut ensuite s’assurer que les personnages soient en relation : est-ce qu’ils s’apprécient, se détestent, se méfient les uns des autres, etc. ? Cette troisième partie analyse la dynamique relationnelle entre personnages et l’influence qu’elle peut ou devrait avoir sur l’interprétation du rôle.
Dans le jeu de rôle, on distingue les personnages joués (ou PJ) des autres intervenants, appelés personnages non joués / non joueurs (ou PNJ). Les premiers, véritables vedettes, connaîtront une destinée proche de celle des héros de romans, qu’elle soit épique, tragique, misérable… Quant aux seconds, ils décrocheront les rôles de protagonistes, de personnages secondaires ou de figurants ; ils peuvent soit s’opposer aux PJ (opposants) soit être dans leur camp et les aider (adjuvants). Nous verrons qu’au cours d’une partie, le rôle d’un PNJ peut être modifié en fonction de l’importance que lui accorde les joueurs.
3.1. Les personnages secondaires
« La plus âgée se nomme Valitzana, la plus jeune Tzalina. Elles sont vêtues d’étranges robes soyeuses, assez amples et de couleur blanc cendré. » Extrait de l’article 2/4 : « Dans les premières moutures du scénario, ces femmes-médecine n’étaient pas destinées à être attaquées. Je pensais que cela n’apporterait rien à l’histoire. J’avais même laissé le choix aux Héros de ne pas faire escale sur cette île. »
Le fait d’avoir développé le profil des femmes-médecine en vue d’un éventuel combat a enrichi de beaucoup leur personnalité, cela a même ouvert de nouvelles perspectives quant à leur simple rencontre (il fallait a contrario prévoir le cas où les Héros ne décideraient pas de les attaquer mais bien de commercer avec elles ou de faire connaissance). Passés du statut de figurant à celui de personnage secondaire (PS), ces dernières ont fini par susciter l’intérêt de l’illustrateur, qui a lui-même choisi d’en réaliser les portraits sur une illustration pleine-page.
Ce genre de PS ne va généralement pas accompagner les Héros durant le reste de l’histoire. Mais ils pourront se recroiser à l’occasion. C’est là que leurs relations peuvent avoir un impact : selon qu’ils auront entretenu de bonnes ou de mauvaises relations, le déroulement de l’histoire pourra se révéler plus ou moins semé d’embûches. Jouer sur la vindicte des PS est une façon de sensibiliser les joueurs à ne pas trop les considérer comme insignifiants. Car s’ils ne peuvent pas toujours aider les Héros dans leur entreprise, ils pourront beaucoup plus facilement (au gré du MJ) leur mettre des bâtons dans les roues.
Le reste de l’équipage, excepté le capitaine, constitue une grosse réserve de PS, bien que tous ne soient pas obligés d’obtenir ce statut, certains pourront rester figurants. Lorsque j’anime une partie, j’ai pour habitude de mettre en avant les gardes du corps du capitaine (Tsvetan et Simon) ainsi qu’Adoule, la trésorière. Mais rien n’empêche d’accorder la part belle à d’autres, comme Kalim, le maître d’abordage, ou Yuri, la vigie. Le nombre d’intervenants induit chez le conteur un tri sélectif, car, contrairement aux joueurs qui n’ont que leur propre rôle à jouer, le conteur, lui, endosse une multitude de rôles les un après les autres. Grosso modo, les meilleurs candidats au statut de PS me paraissent être, d’une part, les personnages qui gravitent autour des protagonistes, d’autre part, ceux susceptibles d’entraver ou d’aider significativement les Héros dans le cadre de l’intrigue. Tandis que les autres sont à reléguer au rang de figurant.
Si le scénariste prévoiera à coup sûr des acteurs majeurs, mineurs et insignifiants propres à son histoire, il aura gardé en mémoire que les futurs co-narrateurs auront peut-être envie d’occulter des PNJ avec lesquels ils ont moins d’atomes crochus, ou de mettre en avant ceux qui les séduisent le plus. Lors de la scène d’abordage de L’Ancre de Feu, quand les Héros rencontrent le sulfureux capitaine Flamberge (dont nous analyserons le cas ci après), le scénario prévoit que ses hommes peuvent être capturés et interrogés par les PJ. Ceci dit, on ne statue pas sur leur sort : l’équipage est libre de les exécuter, de les laisser retourner sur leur navire (s’il n’est pas coulé), ou de les enrôler, voire même de les solliciter davantage, les considérant comme des personnes-ressources. Ainsi, un simple adversaire présenté comme de la chair à canon, et qui plus est dépourvu de nom, pourra être enrôlé à bord de La Dérive et passer de figurant opposé à figurant auxilaire, ou même de figurant à PS. Quelle que soit son implication intiale dans le scénario, un personnage non principal risque à tout moment de voir son importance varier en cours de jeu en fonction des goûts et croyances des co-narrateurs.
À l’inverse, un intervenant prévu en tant que PS pourra tomber plus bas que terre s’il n’a pas séduit les joueurs. C’est le sort qu’a réservé l’une de mes tables à la nouvelle recrue dont La Cuve avait la charge. Puisque son profil secret était celui du « Boulet maudit » (cf. 3.2.1.), je l’avais interprété comme tel… Sur l’île des Oiseaux, le pauvre a eu le malheur de vouloir voler Valitzana sous son toit, mettant en jeu la crédibilité des pirates, à la base amicaux. Comme il n’en était pas à sa première bêtise, les Héros ont décidé de le céder à Valitzana comme esclave en guise de réparation. Heureusement, cela ne devait pas impacter la suite du scénario.
3.1.1. Étude de cas : Georges Flamberge
Tombé comme un cheveux dans la soupe en plein milieu de l’aventure, le capitaine Goerges Flamberge est un combattant émérite au service de Glantanka, déesse du Soleil. Quelle que soit la table, il ne laisse jamais les joueurs indifférents. Qu’on l’admire pour ses talents de bretteur ou qu’on développe à son égard des pulsions de meutre, le capitaine Flamberge marque les esprits. Sa puissance est palpable et les joueurs le remarquent rapidement. Mais cela ne les empêche pas de vouloir parfois l’éliminer. Or, son rôle peut être capital dans la suite de l’aventure. Cependant, pour s’épanouir, il a besoin du soutien des Héros : ce sont les joueurs qui vont décider de le laisser croupir au stade de PS, ou de l’élever au rang de protagoniste. Un scénariste ne doit jamais oublier que les joueurs pourront entreprendre d’éliminer un des piliers de son histoire. C’est pourquoi j’ai conçu Georges Flamberge comme la clef d’un trésor et non comme une clef de voûte du scénario. L’éliminer n’empêchera pas les Héros de mener l’aventure à son terme, mais leur créera suffisamment d’ennuis.
Quand la mort prématurée d’un personnage est susceptible de poser un gros souci scénaristique, il existe selon moi trois méthodes pour l’éviter : 1° un deus ex machina lui sauve la vie in extremis, arbitraire et frustrant pour les joueurs ; 2° l’avoir conçu suffisamment fort pour résister à n’importe quelle attaque des Héros, ce qui peut éventuellement se justifier en terme de règles sans avoir à tricher, mais frustra quand même les joueurs ; 3° éviter aux joueurs d’avoir des raisons de vouloir le tuer, ou de leur donner des raisons pour devoir le maintenir en vie. Car une fois que l’intention d’éliminer un protagoniste est née, il devient très difficile de la réfréner. Du reste, le scénario doit pouvoir continuer à se dérouler tout en restant focalisé sur l’objectif initial avec ou sans les protagonistes qui gravitent autour des Héros. Combien de MJ n’ont pas été pris au dépourvu par une mort inopinée ?
3.1.2. Aiguiser les seconds couteaux
Certains figurants peuvent avoir l’étoffe de personnages principaux (PP). Nous l’avons vu, les joueurs amorceront eux-mêmes un changement de statut chez un personnage qu’ils affectionnent particulièrement, ou dont ils apprécient un trait de caractère (comme le fait d’être bon buveur). Il arrive donc parfois que des personnages de prime abord sans importance se retrouvent embrigadés par les Héros dans une intrigue qui ne les concernait jusqu’alors pas, mais qui va leur permettre de se hisser eux-mêmes au rang de protagoniste.
Lorsque l’histoire commence, le capitaine Galant vient d’engager des matelots peu expérimentés, dont il confie l’apprentissage aux Héros. À la base, ces personnages sont très peu décrits, mais il ne tient qu’aux joueurs de leur accorder une importance de premier plan et de les mêler plus activement dans l’intrigue. Lors de mes parties, il n’a pas été rare de les voir utiliser comme espions ou trouble-fête.
Afin d’encourager les joueurs à faire vivre leur matelot attitré, j’ai prévu trois éléments : 1° la perspective de les personnaliser et d’inscrire leurs caractéristiques et spécificités sur une mini-fiche ; 2° un trait de caractère secret déterminé aléatoirement (dont les joueurs ignorent la nature), cela donne une touche de mystère au matelot et permet de surprendre les joueurs par une réaction inattendue ; 3° la possibilité de les faire évoluer en dépensant des points d’expérience (ceux du Héros) : puisqu’ils passent ainsi du grade de « matelot » à celui de « marin », leurs caractéristiques et compétences de base augmentent de niveau.
3.2. Les protagonistes
Cette catégorie de personnage est à choyer tout particulièrement. Ils seront les intervenants principaux en dehors des PJ. Les meilleurs alliés ainsi que les pires ennemis en font partie. C’est donc avec eux que les Héros risquent d’avoi rle plus d’interactions conséquentes.
« Edmond Galant est un ancien noble. Son éducation lui a donné goût à la lecture, à moins que ce ne soit ses pérégrinations dans le grenier de son oncle, où vivaient quelques grimoires poussiéreux. Edmond apprend vite, qu’importe la matière. Mais ce qu’il préfère par-dessus tout, ce sont les histoires de marins, les légendes… et, bien entendu, les livres d’oncle Edgar. Ceux-ci ont constitué son seul exutoire le long d’une enfance âpre. Une mère morte en couche et un père haut gradé de la marine régulièrement en mission. Sa nourrice et son précepteur n’étant pas des plus permissifs, le besoin de changer d’air est apparu en lui très tôt. Admis à l’École d’Ingénierie Navale de l’Alliance Varadienne, il se passionne pour le métier mais s’ennuie à mourir. Il aspire à l’aventure, rêve de légendes. C’est pourquoi, lors d’une expédition de l’Alliance contre une organisation de pirates notoire, il décide de trahir les siens pour rejoindre le camp adverse. »
Doter les PP d’un passé riche, à l’origine d’un caractère unique, et leur prêter des intentions bien définies doit permettre au Meneur de jeu d’en gérer efficacement les réactions. La pire chose qui puisse arriver à ce dernier, selon moi, est d’être pris au dépourvu face à une situation non maîtrisée, surtout si la tension est dominée par les actions imprévues des joueurs. Ce genre de situation arrive souvent lorsque, dans l’instant critique, un personnage interprété par le Meneur de jeu ne sait plus comment réagir. À plus forte raison quand il s’agit d’un protagoniste. En vérité, c’est bien le Meneur de jeu qui est pris au dépourvu, et non son personnage. Cela est symptomatique d’un manque de préparation. Dans le cas d’un scénario pré-écrit, comme Pirates à la Dérive, il incombe d’abord au scénariste d’avoir suffisamment fignolé la personnalité des intervenants afin de limiter les risques pour l’interprète de tomber dans le piège d’un imprévu désarçonnant.
Le degré de mystère, de prestige, de charisme, d’héroïsme, de cruauté… sont autant de paramètres à prendre en compte pour donner vie à vos protagonistes. Il me semble important qu’ils forcent, d’une manière ou d’une autre, le respect des Héros. Cela est d’autant plus vrai à propos d’un grand méchant. Si l’on reprend le cas de Georges Flamberge, on admettra que ce personnage est susceptible d’excéder les Héros (qui agiront avec lui comme avec un personnage secondaire, l’utilisant tout au mieux comme un outil) ou d’en mériter le respect, auquel cas seulement il pourra se présenter à eux comme un guide.
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Le prochain article traite des personnages joués, de leurs interactions avec les PNJ et de leur interprétation par les joueurs.