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Préambule
Cette année, j’ai eu l’opportunité de m’essayer à un style d’écriture que peu d’auteurs connaissent : le scénario de jeu de rôle. Sous le pseudonyme de Paragraphe 14, j’ai publié mon premier scénario chez Scriptarium (France) : Pirates à la Dérive, premier d’une série intitulée Maudit trésor…, pour le jeu de rôle Défis Fantastiques. Bien sûr, en tant que rôliste confirmé j’avais déjà conçu et animé de nombreux scénarios, mais jamais je n’avais eu à satisfaire un lectorat ni un éditeur. L’expérience est tout autre. Je vous livre ici mes impressions.
Vous pouvez vous procurez Défis Fantastiques, le Jeu de rôle, ainsi que Pirates à la Dérive, qui accompagne l’Écran du Meneur de jeu, sur ce site : www.defisfantastiques.fr
1. Définition d’un genre
1.1. Profil du lecteur
Comme pour tout récit de fiction, il s’agira de construire une trame cohérente avec une amorce accrocheuse, un développement emprunt de suspense et un dénouement logique. Mais le travail est d’autant plus délicat que le texte se destine à deux publics : le lecteur, qui s’apprête à animer une partie de jeu de rôle sur base de ce scénario, et les joueurs, qui ne découvriront l’intrigue qu’au fur et à mesure que l’animateur la leur dévoile. C’est le principe du jeu de rôle.
Le lecteur de mon scénario est ce qu’on appelle, dans le jargon, un Maître de jeu ou un Meneur de jeu. Il existe d’autres dénominations rendues populaires par certaines gammes : Donjons et Dragons appelle cette personne le Maître du donjon (Dungeon master), pour Vampire la Mascarade, c’est le Conteur (Storyteller), etc. Mais du point de vue du scénariste, le Meneur de jeu est avant tout son futur lecteur : c’est d’abord à lui qu’il s’adresse. Toute une série de choses doivent donc être pensées pour lui faciliter une prise en main. Il ne s’agit pas tant d’écrire une histoire que de donner au lecteur les bases nécessaires à sa mise en scène. C’est le principe d’un scénario de jeu de rôle.
1.2. Définitions du jeu de rôle
Jusqu’à maintenant, nous avons parlé du scénario, mais pas du jeu de rôle en lui-même. L’expression « jeu de rôle » désigne au moins trois choses : une pratique, un ouvrage et un concept.
Ne dit-on pas « faire du jeu de rôle » ? C’est le fait d’interpréter un rôle au cours d’une activité ludique un peu particulière qui tient à la fois du jeu de société et de l’improvisation théâtrale.
On dit aussi « acheter un jeu de rôle ». Comme tout jeu, celui-ci est régi par des règles dont on prendra connaissance avant de jouer. Elles sont développées dans un ouvrage de référence qu’on appellera souvent « livre (ou manuel) de base », mais pourront être détaillées et augmentées dans des « suppléments ». Outre les règles, le livre de base et ses suppléments décrivent un univers, une trame générale dans laquelle vont s’inscrire les aventures des personnages. L’ensemble constitue alors une gamme, comme Donjons et Dragons, qui développe un univers d’heroic fantasy peuplé entre autres d’Elfes, de Nains, de nymphes et de dragons, ou comme Vampire la Mascarade, dont le décor est une transposition glauque et fataliste (gothicpunk) de notre quotidien nocturne.
Enfin, la gamme diffuse une image du jeu de rôle qui lui est propre : un concept, une philosophie. Donjons et Dragons a défini les bases, dans les années 70, d’un genre qui fait encore recette, notamment dans le secteur du jeu vidéo : le porte-monstre-trésor, d’où découle la « montée en niveau » ou « level up ». En résumant de manière simpliste, incarner un personnage à Donjons et Dragons c’est démarrer au niveau 1, combattre des monstres et vivre des aventures épiques jusqu’à atteindre les niveaux 20 ou 30. Baldur’s Gate, Neverwinter Nights, World of Warcraft ou Skyrim n’ont rien inventé, ou presque. En revanche, incarner un rôle à Vampire la Mascarade, c’est se mettre dans la peau d’un mort-vivant à l’âme damnée et à l’esprit torturé, c’est jouer les Lestat, les Saint-Germain, les Angel ou les Spike en forçant sur le tragique, le romantique, l’horreur, etc. Vous constaterez sans mal que le premier ne promeut pas le même genre que le second. Cela dit, les deux approches se valent et contribuent à faire du jeu de rôle ce qu’il est, un concept riche à multiple facettes.
1.3. Processus narratifs du scénario de jeu de rôle
1.3.1. Auto-références
Les scénarios de jeu de rôle figurent généralement parmi ce que nous avons appelé les « suppléments ». En tant que tels, ils doivent donc se référer au « livre de base » pour ce qui concerne les règles et l’univers. Ainsi, quand le scénariste écrit à l’intention du Meneur de jeu, son histoire doit rester fidèle à la trame générale et au concept proposés par le livre de base (LdB). Par exemple, il y effectuera des renvois fréquents :
« Rendez-vous p. 60-61 du LdB pour en savoir plus sur les règles de corruption, afin d’appliquer notamment d’éventuels bonus ou malus sur les tests d’Escroquerie. »
D’autres références renvoient au scénario lui-même, l’objectif étant d’orienter le Meneur de jeu anticipativement ou après coup vers une information dont il pourrait avoir besoin rapidement, lui épargnant une recherche fastidieuse à travers l’ouvrage :
« Les Héros traversant le marais sont également susceptibles de contracter la Soif de sang. Rendez-vous p. 52 pour connaître les symptômes et le test de résistance à appliquer. Le conteur piochera dans les Visions de la Soif de sang présentées p. 57 pour la phase hallucinatoire de la maladie. »
1.3.2. Ordre de lecture
Il s’agit d’une différence fondamentale entre ce type de récit et les autres. La narration est régulièrement entrecoupée par des interpellations diverses adressées au lecteur. Outre les renvois de page, il y aura des mises en exergue du texte : alors que le récit narre le déroulement d’un combat naval, il sera de bon ton de mettre en évidence certains éléments importants, comme les descriptifs des adversaires ou un résumé des phases tactiques. Idem quand le récit aborde l’arrivée du navire sur une île, un encadré pourra mettre en évidence des informations concernant le climat, la faune, la flore ou encore l’histoire, les coutumes locales, etc.
En somme, le récit d’un scénario de jeu de rôle n’est pas toujours suivi. Le lecteur doit pouvoir slalomer d’un passage à l’autre du livre selon ses besoins. Si une première lecture peut se faire plus ou moins comme on lirait un roman, de la première page à la dernière, cela n’est pas obligatoire. Ce qui compte, c’est que le Meneur de jeu comprenne les tenants et aboutissants du scénario afin de faire vivre aux joueurs une aventure cohérente.
1.3.3. Suspense
Il revient d’ailleurs au Meneur de jeu de doser la part de suspense. Pour le guider, le scénariste prévoyant parsème son récit de conseils pratiques :
« Pour semer davantage la zizanie, Kyrielle peut encore invoquer le prodige de Tanit à l’encontre d’un Héros, le poussant à convoiter un objet qui appartient à un allié, comme par exemple son arme. Ce qui obligera la cible à vouloir s’emparer de l’arme coûte que coûte, sans qu’elle puisse résister d’aucune sorte à cette impulsion. Le conteur devrait d’ailleurs donner cette information en secret au joueur dont le Héros serait envoûté par le prodige de Tanit. »
Dans l’extrait qui précède, Kyrielle est un protagoniste que les personnages des joueurs (appelés Héros) finissent par rencontrer à un moment précis de l’histoire défini par le scénario. Elle prie Tanit, déesse de la jalousie et de la convoitise, et peut envoûter un Héros en invoquant son pouvoir. Le cas échéant, le scénariste recommande au Meneur de jeu de ne dévoiler qu’au joueur concerné que son Héros est envoûté. Ce qui permet aux autres d’être surpris au moment où le Héros envoûté agit contre ses alliés.
Ω Dans sa thèse La Tension narrative (du Seuil, 2007), Raphaël Baroni développe une réflexion intéressante autour du concept de script, qu’il définit comme une « séquence organisée d’actions routinières (p. 167) ». Ces routines permettent au lecteur d’anticiper l’action et de s’attendre à un dénouement particulier : le bien triomphe toujours ! La narratologie, à travers le prisme de la psychologie cognitive, s’est intéressée aux préjugés du lecteur et, a fortiori, aux techniques narratives utilisées pour jouer avec ces attentes. Parmi elles, les clichés dans les interactions entre personnages. A contrario, l’auteur pourra surfer sur ces éléments attendus pour surprendre, perturber, déranger le lecteur par des actions qu’il anticipera difficilement.
Encore faut-il ne pas tomber dans des clichés imbuvables. Pour ma part, les playtesteurs de la communauté RV1 m’ont fait remarqué, à raison, que j’avais tendance à impliquer les personnages féminins dans des intrigues amoureuses. Comme si cela allait de soi. L’utilisation du cliché, dans ce cas-ci, n’était ni maîtrisée ni forcément volontaire. Seul le personnage de Kyrielle, l’ennemie n°1 des Héros, véhicule le cliché de la femme fatale grâce auquel les joueurs vont pouvoir baser leurs déductions et faire avancer l’enquête. À mon humble avis, les clichés ne devraient être utilisés que s’ils servent à faire déduire les choses aux joueurs ou s’ils sont détournés pour générer un effet de surprise.
1.3.4. Description et narration
La différence entre un scénario et un supplément de trame ou de règles, c’est que le scénario raconte une histoire. Alors que le livre de base ou le supplément décrivent l’univers (même si un scénario peut être adjoint au livre de base comme à n’importe quel supplément).
La différence entre l’histoire d’un scénario et l’histoire d’un roman est que l’histoire du scénario est davantage décrite que narrée.
Ω En narratologie, les spécialistes (comme G. Genette) ont souvent opposé la narration et la description. Les passages descriptifs étant considérés comme externes à la narration, et donc exclus du champ d’étude des narratologues. Exception faite pour les descriptions de scènes dynamiques : batailles, promenades, etc. Puisqu’elles créent une enclave narrative au milieu du récit principal. À contre-courant, le linguiste Jean-Michel Adam assure qu’au lieu de parasiter le récit, la description non seulement le sert mais devient récit elle-même, dès lors qu’on peut en déterminer la focalisation : qui décrit, à travers qui voit-on ce qui est décrit ?
Le scénario de jeu de rôle, quant à lui, réunit description et récit d’événements, tantôt en les alternant clairement, tantôt en optant pour un genre hybride. En effet, si le scénario peut être conçu comme un récit chronologique, où sont insérés des passages descriptifs, il peut aussi être présenté comme une boîte à outils et laisser la temporalité entre les mains du Meneur de jeu.
Ce sera d’ailleurs le cas de Ruines de Sang, la suite de Pirates à la Dérive. Arrivé à terme de cette première partie, certains personnages importants peuvent être morts ou vivants, ce qui amène à présenter les événements selon des « si » : si untel est vivant et l’autre non, voici ce qui se passe, etc. Par ailleurs, le fait que les Héros évoluent à partir de là en circuit fermé (ne voyagent plus au-delà d’une zone délimitée) permet de présenter la suite des événements sous la forme d’une carte géographique interactive : si les Héros vont là-bas, voici ce qui se passe… Le scénario emprunte alors à l’arborescence d’un livre dont vous êtes le héros.
Un récit descriptif
Cela dit, le jeu de rôle utilise à forte dose la description. Il s’en sert pour poser l’ambiance, pour immerger ses joueurs dans l’univers. C’est pourquoi le scénario doit contenir des ressources descriptives ou renvoyer à des sources (d’autres livres de la gamme). Pour ce qui est de l’histoire : ce que les Héros voient, le conteur peut certes narrer à la première personne, interpréter des rôles et faire agir des personnages (il se place alors en focalisation interne), mais il peut aussi décrire / raconter une scène depuis un point de vue externe. Le mélange des deux me semble inévitable. Et il appartient au scénariste d’avoir suffisamment travaillé son décor et ses personnages pour que le Meneur de jeu puisse tour à tour décrire ou jouer fidèlement ce qui se passe.
Le jeu de rôle offre une perspective unique qui va permettre aux joueurs de construire la narration de concert avec le MJ, narrateur principal (on dira qu’ils sont co-narrateurs). Spectateurs d’une scène narrée à la 3ème personne, les joueurs peuvent à tout moment décider que leurs personnages se rapprochent et interviennent dans la scène. Ils obligent ainsi le conteur à cesser de décrire la scène pour la jouer (l’improviser), et passent du statut de patients (subissant l’action) à agents (acteurs de l’action). Dans le cadre du jeu de rôle, il me semble qu’une description est toujours peu ou prou assimilable au récit, puisque les joueurs (co-narrateurs) peuvent faire interagir leurs personnages avec elle. Des éléments du décors pouvant même être modifiés : endommagés, détruits, réparés, déplacés… Le scénariste devrait prévoir ses éléments descriptifs en sachant que les joueurs sont susceptibles de vouloir interagir avec.
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Dans la deuxième partie, nous parlerons du style et des types de texte, narratif, descriptif et métanarratif, ainsi que de la collaboration (en survol) avec d’autres intervenants, comme l’illustrateur ou le maquetiste.